Quand prévoir rime avec couard : prévision, contrôle et angoisse

Se méfier de l’imprévu, de l’inconnu, est un réflexe de survie humain. Mais croire que tout peut être contrôlé et que l’inattendu peut être éradiqué si on s’y prend bien est plus récent. Cette croyance semble concomitante à l’accélération du changement dans nos sociétés ; l’angoisse engendrée par l’imprévisibilité grandissante de notre monde s’est transformée en contrôle permanent et en intolérance au mouvement même de la vie. Mortifère couardise !

Plus le temps de s’adapter !

Il y a quelques jours, en discutant avec une amie, je me souvenais de l’époque pas si lointaine du modem 56K. Bibibibibi Biiiiiiiiiiiiiiiip tidig diiiiiig ! C’était le bruit du bazar qui nous donnait, si tout allait bien, accès à… dix heures de connexion poussive au net (au-delà du forfait, le tarif était prohibitif). C’était encore le quotidien de beaucoup d’abonnés à Internet il y a à peine plus de 20 ans. Depuis le monde s’est transformé plusieurs fois (pas seulement pour le net). Rien ne dure, tout est dépassé en quelques courtes années, voire quelques mois.

Mais cette adaptabilité accrue qui est demandée aux êtres humains engendre une anxiété exponentielle. Parce que l’humain, intrinsèquement, déteste le changement, l’imprévisible. Question de survie, en fait, à une époque ancienne où l’inconnu pouvait signifier la mort à courte échéance.

Et c’est quotidiennement que mes clients tentent désespérément de prévoir, d’imaginer des scénarios les plus terrifiants possibles afin d’être prêt à tout, d’obtenir une illusoire assurance sur l’avenir. Cet homme est-il vraiment l’homme de ma vie ? Dois-je accepter cette promotion au risque de ne pas briller dans le poste ? Suis-je un garçon ou une fille ou a-genre ? Rester fonctionnaire ou monter ma boîte ? Partir en vacances seul.e ou en voyage organisé ? Comment être certain de ne pas se tromper, de ne pas regretter ? Comment tout bétonner pour être certain qu’aucun imprévu ne viendra gâcher la fête et… prouver que je suis nul.le ?

Intolérable imprévisible

Car la peau de banane sur la route, la mouche dans le lait, est vécue désormais comme une faute personnelle et même une honte. D’où une intolérance sourcilleuse à l’imprévu.

Nous pouvons contrôler à distance notre système de chauffage. Commander en deux clics nos courses livrées en moins de 30 minutes. La météo nous donne le temps qu’il fera sur quinze jours, au moins. Nos smartphones nous indiquent le temps de trajet en temps réel.

Pourtant, rien ne nous avait préparés à la pandémie du COVID ou à la guerre en Ukraine. Pas plus qu’à la crevaison qui va nous faire louper cette réunion si vitale ou au changement de l’interface du site SNCF qui désormais demande en premier là où l’on va au lieu d’où l’on part (résultat, vous attendez un train au mauvais horaire, ou plutôt dans la mauvaise gare). Dans notre quotidien hyper-connecté et sous contrôle, tout à coup, le réel, le bien concret, fait irruption. Car le réel, la vie même, est fait d’incertitudes. En vrai, rien n’est écrit d’avance, rien n’est assuré. Mais nous l’avons oublié.

Alors, quand le métro tombe en panne, nous le vivons comme une attaque personnelle. Quand le prince charmant se transforme en crapaud (ce qui arrive à tout prince charmant assis trop haut sur son trône) la princesse bat sa coulpe en se disant qu’elle a fait une énorme bourde (ou bien s’estime traumatisée par un pervers narcissique).

L’imprévu, la transformation permanente des choses et des relations, voire de nos désirs et attentes, est vécu comme une anomalie, une anormalité.

Le risque ne paie plus

Alors que l’on glorifie à grand coup de phrases creuses les entrepreneurs qui osent, que l’on nous rabâche qu’il faut “sortir de sa zone de confort” et que notre « mission de vie” nous attend pour peu que l’on “affronte ses peurs”, la majorité de nos contemporains sont figés dans une trouille bien peu glorieuse à la moindre décision à prendre, à la moindre action à entreprendre.

Car l’erreur n’est pas une option, pas plus que le selfie de vacances sous la pluie.

Il m’arrive de demander à certains clients : “vous n’avez pas peur de vous ennuyer si tout se passe exactement comme vous l’avez prévu ?” Car, à vrai dire, pourquoi diable se lancer dans l’exécution d’un plan dont on connaît tous les détails à l’avance ? Certains ont une réponse toute prête : le plaisir de cocher la to do list !

Dans la façon de vivre la thérapie aussi, nombreux sont ceux qui voudraient un plan précis, avec des délais pas trop approximatifs et un résultat prévu, attendu et quantifiable. Là aussi le risque et l’imprévu sont malvenus. Pourtant, quand on entame une thérapie, c’est le plus souvent parce que nos mécanismes répétitifs nous font souffrir. Et lâcher ses habitudes c’est forcément aller vers l’inconnu, découvrir autre chose qu’on ne connaît pas encore. Sauf à vouloir se traiter comme un robot à reprogrammer selon les normes en vigueur, et pour cela il y a les fameuses TCC (1), qui ne sont pas mon domaine.

Le réel nous explose toujours un jour ou l’autre à la face

Et mieux vaut être prêt à l’accueillir avec souplesse si on ne veut pas y laisser sa peau. C’est ce que Jonathan, le héros de Le Pigeon de Patrick Suskind(2), apprend à ses dépens. Jonathan déteste les évènements, les imprévus, les bouleversements de la routine. Il a pour cela quelques solides raisons que je ne dévoile pas ici. A 50 ans, il a une petite vie réglée chichement et méticuleusement. Il aime par-dessus tout son train-train millimétré.

Mais un beau matin, tout se dérègle car, sur le pas de la porte de sa petite chambre de bonne, il y a… un pigeon. Incongru, imprévu, incompréhensible et donc inquiétant. Jonathan va alors passer une journée et une nuit effrayantes, son angoisse lui faisant accumuler les bévues et les décisions impulsives. Le voilà hors de “sa zone de confort”, affrontant “ses peurs” et ses “croyances limitantes”, selon les expressions consacrées de la langue de l’efficacité personnelle. A sa mesure, c’est à dire qu’un accroc à son pantalon prend des allures de naufrage en plein triangle des Bermudes.

J’aime énormément ce roman qui, à partir d’un quotidien tout à fait banal, montre comment un personnage peut venir à bout d’une problématique psychologique avec de modestes moyens. Car Jonathan va traverser son épreuve en héros et en sortir transformé, enfin accessible à la joie et à l’insouciance. Et pour cela, nul besoin d’une retraite chamanique d’une semaine ou d’un stage de jeûne total. Non, juste les opportunités offertes par le petit matin blême.

L’art subtil de se désidentifier

Une des expériences les plus fondamentales en psychosynthèse est de se décoller d’un rôle ou d’un mécanisme (ici, le planificateur fou). C’est la désidentification. C’est une pratique qui amène à découvrir d’autres façons de sentir et de vivre le réel.

Nous sommes tous un peu Jonathan : les imprévus de la vie, même infimes, sont à chaque fois des opportunités de nous assouplir la prétention et l’illusion du contrôle. Peut-être même que le charme de l’inconnu va finir par nous rendre curieux, qui sait…


(1) Thérapies cognitivo- comportementales. Généralement recommandées par votre médecin, sans plus de détails ni de nom de magicien les pratiquant vers qui vous tourner. Il a lu quelque part que cela faisait des merveilles et que c’était prouvé scientifiquement.

(2) Le Pigeon. Patrick Suskind. 1987


Besoin d’un coup de main pour accepter que rien, ou si peu, ne peut se prévoir ? Vous vous sentez responsable quand rien ne se passe comme prévu ? Vous vous angoissez à l’idée que le futur soit incertain ?

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